Marie, qui devait s’appeler Cécile, naît un an après son frère Jacques, un lundi 15 août, route d’Olivet dans le quartier St Marceau d’Orléans. Si elle n’aimait pas son prénom, il marquait tout de même la foi catholique qui l’a portée durant sa vie, foi qu’elle célèbre de manière franciscaine à travers la nature et l’admiration de la création. Cécile devient son deuxième prénom lors de son baptême, trois jours plus tard à l’Église du quartier (St Marceau), et elle porte en outre les prénoms de ses deux grands-mères Ambroisine Juliette (Quidet) et Noémie (Thélia).
En 1927, la famille quitte Orléans pour Cosne-sur-Loire dans la Nièvre, Maurice Quidet ayant démissionné de l’armée pour entrer comme architecte dans une entreprise de travaux publics (voir l’histoire de Maurice Quidet et Renée Thélia), puis à Rosny sous-bois, puis Villemomble jusqu’en 1939. C’est pendant ces années qu’elle dessine sur les carnets de croquis que l’on retrouve dans les thématiques « copies et études », « paysages », et « laboratoire de la mode I ». On voit qu’elle avait déjà du matériel, qu’elle recherchait un trait, et qu’elle travaillait les proportions, les arbres, les portraits d’après des modèles connus. La seule personne de la famille qui lui servit de modèle est son frère cadet, François Quidet dont le portrait, daté du 11 Novembre 1939, dénote l’inquiétude des premiers mois de guerre. Il n’est pas impossible qu’elle ait pris quelques cours de dessin à cette époque.
Au début de septembre 1939, après la déclaration de guerre, la famille rejoint Clamecy car Maurice Quidet y a été nommé commandant de place. On ne voit pas de paysages de Bourgogne mais on reconnaît Le Puy dans un des paysages de 1941 où la famille s’exile ensuite avant de revenir à Orléans.
En 1941, pendant l’occupation, Marie met à profit son savoir technique et sa maîtrise des nuances pour travailler comme retoucheuse de photos chez Burgevin, photographe à Orléans. C’est dans cette boutique qu’elle fait la rencontre d’André Turbat, son futur mari, qui rejoint Roger Burgevin et ses amis routiers pour des répétitions de théâtre avec la petite troupe qu’il a formé avec eux. Elle s’enquiert d’un faux nez, porté par André, en demandant s’il s’agit du vrai, ce qui créé l’hilarité générale et brise la glace entre les amoureux (voir le récit d’André Turbat, 2007).
Parallèlement, elle se tourne vers l’enseignement ménager car les métiers de la photographie étaient difficiles vu la raréfaction du matériel confisqué par les Allemands. Début 1942, elle se perfectionne en suivant des cours à Paris pour obtenir le diplôme de monitorat d’enseignement ménager et prend le train à 6h tous les jours pour arriver à 8h45. Elle travaille aussi au Centre de La Roche aux Fées vers La Chapelle St-Mesmin. En allant à vélo vers ce centre, elle croise quotidiennement André et descend de son vélo pour qu’ils puissent cheminer ensemble. Leur amour grandissant a mis un peu de temps à être accepté dans la famille Quidet. Tous comprennent néanmoins que Marie est amoureuse et ils se fiancent le 7 février 1943 (récit d’André).
André est envoyé de force en Allemagne pour le STO en mai 1943. Il revient en février 1944 pour se marier. Le mariage civil est célébré le mardi 29 février 1944, suivi le lendemain du mariage religieux à St Paterne : il neigeait. Il s’enfuit et se cachera ensuite à Bordeaux où Marie le rejoindra et d’où ils reviendront fin septembre 1944.
De retour à Orléans, ils s’installent chez le père d’André au 77, bd de Châteaudun à Orléans. Antoinette Turbat, la sœur d’André, habite à l’étage au-dessus de la maison. Ils y resteront jusqu’en 1953 ou 1954 et 5 enfants naîtront dans la maison. Dominique en 1945, puis Elisabeth en 1946, Vincent en 1948, Catherine en 1949, et Antoine en 1952. Il est difficile de dater des dessins de cette période, forcément très occupée pour Marie qui a eu cinq enfants en sept ans.
Petits-enfants, nous entendons des récits de nos parents qui ne racontent leur enfance qu’avec un seul pronom : « nous ». Avec le recul, on peut se dire que si les enfants ne sont pas représentés dans les œuvres qui semblent constituer, comme ses lectures, un espace bien à elle, ils seront plus tard les destinataires de bien des créations : un foulard, un bijou, un carreau en émaux, un dessin à l’encre de chine, une pyrogravure, offerts et affichés dans les maisons, comme une veille, discrète petite fenêtre où poser le regard.
En 1953 ou 54, la famille déménage dans un immeuble situé rue A. Gault à Orléans près du Pont Bannier. Isabelle y naît en 1959 alors qu’Antoine a sept ans. De l’enfance d’Isabelle, comme de la jeunesse des plus grandes, il reste des robes, des jupes et quelques premiers foulards (roulottés pour ne pas filer). Marie découvre la peinture sur soie et se perfectionne en la matière en confectionnant des vêtements et des habits de poupée peut-être inspirés de Modes et Travaux ou d’autres magazines: on retrouve ces objets dans la catégorie « Laboratoire de la Mode, II ». De même, ses travaux en émaux semblent dater de cette période.
La famille demeure rue A. Gault jusqu’en 1970 et Marie revient ensuite dans le quartier de sa naissance, au 16, rue de Vaucouleurs, dans la maison au vitrail décoré d’un héron et de roseaux, où les petits enfants les ont connus.
Elle devient grand-mère à 51 ans et choisit de se faire appeler « Mamina » alors que Philippe naît en 1972. Elle aura neuf petits enfants : Emilie (1974), Sophie (1976) Charlotte (1977), Eve (1977), Blandine (1978), Elise (1980), Antoine (1980) et Alexis (2005). À certains, elle fera des petites images d’invitation d’anniversaire ou de communion, à d’autres, des foulards, à d’autres encore, elle apprendra les émaux ou la peinture sur soie, l’application de la gutta pour arrêter la goutte de peinture qui se diffuse à toute vitesse dans le tissu.
A 81 ans en 2002, elle devient arrière-grand-mère avec la naissance d’Elias, qui donne à Papounet le nouveau nom de « Grand-père ballon rouge », totem qu’il adopte avec joie. Après son décès le 29 avril 2006, André écrit l’histoire de leur rencontre. Marie est enterrée au grand cimetière d’Orléans section C 11ème allée dans la tombe de la famille Turbat. Nous espérons que ses dessins et ses créations vont continuer d’habiter nos maisons.
Pour inspiration :
Afin de poser un autre regard sur les créations volées à l’espace domestique, nous vous proposons la lecture d’un texte de Virginia Woolf qui parle d’un livre écrit par Agustus Hare. Elle y décrit les manières dont les femmes des grandes familles de l’époque Victorienne composaient avec leur vie en écrivant et en dessinant. La vie de Marie Turbat est bien loin de l’époque victorienne et les caractères ne sont pas comparables, mais l’entêtement au dessin au sein d’une famille nombreuse, et l’humilité de la dessinatrice, nous semblent faire écho à son histoire:
« Car la vie à cette époque n’est pas la vie de Charlotte, ni celle de Louisa. C’est la vie des familles, des groupes. C’est un tissu, un réseau qui s’étend largement, prenant dans ses filets toutes sortes de cousins, de personnes à charge et de fidèles serviteurs. Les tantes : tante Caledon, tante Mexborough ; les grand-mères : Granny Stuart, Granny Hardwike, toutes s’agrègent en un chœur, se réjouissent et se lamentent ensemble, dînent ensemble le soir de Noël, vivent très vieilles et se tiennent très droites, et restent assises dans des chaises couvertes de housses, en découpant des fleurs, semble-t-il, dans du papier de couleur. Charlotte épouse Canning et part pour l’Inde ; Louisa épouse Lord Waterford et part pour l’Irlande. Alors des lettres commencent à franchir de vastes espaces à bord de bateaux au long cours, cela traîne en longueur et devient encore plus verbeux, et il semble que l’espace et le loisir n’ont pas de fin dans ces premiers temps de l’époque Victorienne, certains perdent la foi mais la vie de Hedley Vicars la ravive; des tantes s’enrhument mais guérissent ; des cousins se marient ; il y a la famine en Irlande et la révolte en Inde ; et les deux sœurs, à leur grand chagrin (qu’elle taisent, car en ces temps-là, il y avait certaines choses que les femmes tenaient secrètes comme des perles dans leur poitrine), demeurent sans enfants pour leur succéder. Louisa, abandonnée en Irlande alors que Lord Waterford passe ses journées à la chasse, se sent souvent très seule, mais elle reste fidèle à son poste, visite les pauvres, prononce des paroles réconfortantes (« Je suis bien triste d’apprendre qu’Anthony Thompson a perdu l’esprit, ou plutôt la mémoire ; si toutefois il lui reste assez d’entendement pour faire confiance à notre Sauveur, rien ne lui manque. »), et elle dessine, elle dessine. Soir après soir, elle remplit des milliers de carnets de dessins au crayon et à la plume ; alors le charpentier lui fabrique des feuilles et elle y fait des fresques pour les salles de classe, elle fait rentrer des moutons vivants dans sa chambre, elle enveloppe les garde- chasse de couvertures, et peint des saintes familles en abondance, jusqu’à ce que Watts lui-même s’exclame qu’il a trouvé en elle l’égal de Titien et le maître de Raphaël ! Lady Waterford rit à cette remarque (elle est douée d’un sens de l’humour généreux et bienveillant) et lui répond qu’elle ne fait rien que des esquisses, et n’a presque jamais pris de cours de sa vie : les ailes de ses anges, scandaleusement inachevées, en sont la preuve. »
(V. Woolf, On Being Ill, trad. S. Vasset)